dimanche 15 mai 2011

L'école des Hommes

Hier soir, Michelle et moi nous étions donné RDV pour dîner à la Bodeguita del Medio, version Sydney sider de la Bodega del Medio de la Havane. Collant tant bien que mal à l’original, nous avons commencé avec un mojito au bar. Son “boss” nous a rejointes. Le “boss”, c’est un bel allemand d’âge mûr, d’une intelligence qui rayonne au premier coup d’œil. Et lorsqu’une jeune française rencontre un allemand de la génération post 45, que cette française est une idéaliste passionnée, et cet allemand un penseur réaliste, on est proche du coup de foudre cérébral, et les ébats sont exaltants. Cela m’a toujours fascinée : comment deux peuples ayant une conception si identique du monde et de l’individu, peuvent-ils être si éloignés dans la mise en application de leur pensée. Bref, là n’est pas le sujet, pas pour tout de suite du moins.
Mon nouvel ami donc, que nous appellerons Gunther, pour préserver son anonymat mais surtout pour cacher que j’ai oublié son nom, est un homme d’exception : brillant étudiant en Allemagne, il a poursuivit son éducation a Science Po Paris, parfait la pratique des affaires dans un prestigieux MBA, travaillé pour le Boston Consulting Group, été Shadow minister en Allemagne, avant de prendre la mer pour plusieurs années avec sa femme et ses cinq enfants, voyage qui le mènera en Australie où sa toute nouvelle entreprise ambitionne de faire la nique au Beatles (car c’est ainsi que l’on nomme les majeures banques australiennes se partageant le butin austral).
Nous en voila donc à parler d’éducation. Et Gunther de partager son analyse.
En Allemagne, on nous apprend à développer notre jugement critique. Quelques fois, au détriment de la substance. Il faut avant tout critiquer. Une fois le catéchisme de la critique accompli, on peut appliquer sans complexe. En France, il faut construire une opinion. En trois étapes, thèse, antithèse, synthèse, comme une garçonnière parisienne pour mari infidèle, chambre, salle de bain, cuisine. Mais attention, on ne fait pas ça n’importe comment : développer son opinion sans rhétorique, c’est comme se rendre chez sa maîtresse puis tout avouer a sa femme : point de panache. Fort de l’éducation de qualité reçue dans ces prestigieuses institutions allemande et française, il s’embarque pour un MBA aux États-Unis. Lors de son premier exposé, il n’aura pas fallu plus de 5 minutes aux étudiants US pour le presser d’en venir au faits. Adieu critique et rhétorique, ici, on était dans le temple de l’efficacité : produire un maximum en un minimum de temps.
Un autre aspect de l'école à la française amuse Gunther. L’Allemagne ne proposant pas de cours par correspondance « du fait de [leur] histoire », ses 5 enfants ont suivi les cours du CNED pendant les années de voilier autour du monde. A sa grande surprise, ses enfants doivent suivre des cours de musique. Or, Gunther emploie des professeurs pour chaque matière. Mais où donc trouver un professeur de musique prêt à s’enrôler pour plusieurs années sur un bateau afin d'apprendre à jouer de la flûte à 5 petits allemands. Je vous laisse imaginer les situations cocasses que cela a pu causé, notamment lorsque la censure Birmane se retrouve à écouter une cassette audio des mioches jouant frère Jacques à la flûte, avant envoi de la dite cassette à Poitiers pour évaluation par le CNED.
Eh bien c'est cela que j'aime dans l'école de la République, l'école laïque de Jules Ferry. C'est qu'elle forme des Hommes. Elle ne forme pas de techniciens au service de tel ou tel besoin de l'économie, elle s'attache à former des hommes au service de l'humanité. Ces services, bien entendu, se déclinent en diverses technicités : qui d'un scientifique, qui d'un ouvrier, qui d'un entrepreneur etc... Mais le socle commun de tous, c'est une certaine idée du savoir, de la culture, de la capacité de l'Homme à penser.
Aujourd'hui, si je regarde mon environnement de travail australien, alors que je suis sensée appartenir à une organisation qui recrute « les plus brillants », je suis loin d'être éblouie par de quelconques lumières. Certes, certains sont excellents lorsqu'il s'agit de débiter les théories économiques et financières ingurgitées à l'université. En comparaison de la moyenne, dont le discours se résume à « uni sucks » ou encore « I can't remember a thing of uni », les petits soldats des universités majoritairement sponsorisées par les plus grosses institutions financières du pays, font figure de génies. Mais dès que les génies sont amenés à travailler hors de leur zone de confort, ou bien à émettre un raisonnement qui ferait appel à d'autres types de connaissances que celles pour lesquelles ils ont été formatés, c'est le dérapage assuré, et l'argumentation par story telling, de type « mais si je te donne 10 millions demain, tu ne les prends pas, tu les redistribues ? ».
Voilà pour les bisounours. Mais chez nous aussi, ça coince, à un autre niveau. Il existe comme un désintéressement généralisé de l'humain, au profit de la ressource. Ressources humaines vides de tout capital humain. J'ai étudié dans ces grandes écoles, j'ai même participé au recrutement de ces futurs étudiants. Ce qui m'a quelques fois choquée chez certains, c'est le manque de culture, cette ignorance et ce mépris pour le savoir en général, et la réflexion en particulier.


Moi j'ai aimé l'école, tout le temps. Même lorsque j'étudiais les mathématiques et les sciences physiques plus de 20h par semaine, j'ai toujours trouvé du plaisir et de l'émerveillement dans un cours de français ou un cours d'écriture. Je me rappelle encore du frisson, du haut de mes 8 ans, à réciter les vers de Victor Hugo à sa fille « Demain dès l'aube à l'heure où blanchit la campagne... ». Je me rappelle de mon excitation à commenter des textes en Espagnol sur Cuba. Je me rappelle le jour où j'ai appris à dire en anglais « une femme de carrière ». Je me rappelle mes heures de rédactions sur les dernières pages de L'Etranger de Camus, mon émotion à lire « Avec Toi / Sans Toi » d'Eluard, ma joie à trouver LA citation de Spinoza pour finir mon analyse du poème de Claude Roy sur sa « Dormante ». Aussi, je me souviens de ma copine Rachida qui me faisait rire aux éclats en parlant arabe « comme à la maison ». Je me souviens de la joie de Moctar lorsqu'il vit de la neige tomber pour la première fois. Je me souviens du débat enflammé entre mon prof d'histoire et une partie de la classe du lycée du 8ème de Marseille, sur le rôle de la France en 40. Enfin, je me souviens de ce prof de maths, me demandant « Et vous, vous en pensez quoi de la loi sur la parité ? », prof de maths que je quitterais les yeux embrumés au mois de Juin, car de lui, j'aurais appris la passion de la connaissance et le bonheur de la partager.
De l'école, j'ai peut-être oublié deux ou trois choses. Mais ce que je sais, c'est que l'école m'a mis le pied à l'étrier pour faire avancer mon âme. C'est pour cela que je suis pour une suppression totale des écoles privées. Au contraire, concentrons nous sur l'école publique, redonnons lui les moyens de briller, elle en a toutes les capacités. En remettant le savoir au cœur du dispositif, en valorisant les professeurs, en inculquant l'amour de l'apprentissage, en réinstaurant une discipline ferme, en abolissant toute forme de rentabilité. Quel financement me répondrez-vous? Public bien sûr, mais également privé, par mécénat obligatoire de toute entreprise privée (ce qui par ailleurs, redonnerait un rôle sociétal à l'entrepreneuriat, mais cela, j'y reviendrai dans un post plus tard).
Que l'on forme des techniciens, des experts, des professionnels, soit. Mais que l'on s'attache avant tout à former des esprits capables d'embrasser les grands desseins de l'humanité. Dans ses Ecrits Politiques, le Marquis de Sade nous dit : « Pour former de grand desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé ». Alors oui, laissons le temps aux débats rhétoriques, nourrissons nos étudiants de savoirs variés ; de ses esprits, écloront de nouveaux savoir-faire.
Pour conclure, et comme cette semaine ce fut l'anniversaire de la disparition de François Mitterrand, je ne bouderai pas mon plaisir en citant un extrait d'un de ses derniers discours :
« L'école, je ne déifie rien, c'est quand même là que l'on est pour apprendre, c'est là que l'on est pour avancer, pour gagner du terrain, pour aborder du primaire au secondaire puis au supérieur, ce que sera la vie, la vie entière, la vie qu'il faudra aborder avec, sans doutes, les moyens de l'intelligence et les moyens matériels, mais auxquels il manquera toujours si vous n'êtes pas non plus formé pour cela, un certaine idée de l'homme dans la société, de l'individu par rapport à l'état, un certain sens de la liberté, une volonté d'égalité, un désir non pas désespéré mais acharné, à préférer le respect des autres à la domination ou à la répression. ».

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